vendredi 31 août 2018

Syméon Claudex a jeté un œil sur les nouveautés de la rentrée littéraire. Trop de sentiments dans tout cela, pense-t-il. Quelle banalité ! Du vécu humain ! Que n'a-t-on déjà dit et écrit sur le sentiment humain ? Quelle est la furieuse nécessité chez les auteurs d'aujourd'hui de paner leurs phrases de cette chapelure sentimentale, ce broyat d'émotions piétiné depuis mille ans par tous les raconteurs d'histoires ? Décidément, il est grand temps que tout ce petit monde soit écrasé sous le poids granitique de son roman sans personnage. Voilà ma tâche, pense Syméon Claudex :  le grand aplatissement de la littérature veule par la littérature meule.

jeudi 30 août 2018

Syméon est en deuil. Sa phrase adorée ne vivra pas. N'y a-t-il aucune manière de vaincre son annihilation ?, se demande Syméon Claudex. De la faire ressurgir du monde des mots oubliés ? Lui donner une seconde chance ? Tel un Docteur Frankenstein ne pouvant se résoudre à la mort de celle qu'il aimait plus que tout, Syméon coupe et tranche dans son texte, coud grossièrement les fragments obtenus pour obtenir un nouveau corps du récit. Il veut y parvenir. Il FAUT qu'il y parvienne. Il fera, il se le promet, vivre cette phrase ! Enfin, ayant consacré deux jours enfiévrés à la taille et au montage, Syméon Claudex relit ce nouveau Premier Chapitre embelli de son joyau final, vivant, enfin, dans toute la puissance de sa Gloire. Et, tel un Docteur Frankenstein, il comprend que sa créature est disgracieuse, assez laide, pour tout dire monstrueuse, et qu'on ne comprend pas un traitre mot de ce qu'elle raconte.

mercredi 29 août 2018

Ce matin, après une course matinale de mille cinq cents mètres, Syméon Claudex se sent dans une forme de prix Nobel. Il déroule, dit-il au téléphone à un ami qui prend de ses nouvelles. Cette fois c'est certain, à la fin de la journée, il aura terminé le premier chapitre. Il voit très exactement le point d'arrivée et la phrase qui sera l'apothéose de ce premier acte. Tout le jour Syméon écrit, sans lever la tête, dans un état de fièvre et d'intense concentration. Vers la fin de l'après-midi, il sent qu'il n'est plus qu'à deux ou trois phrases du but. Il est tel un marin apercevant l'entrée de la rade. Quand vient le moment d'écrire cette dernière phrase longtemps mûrie, Syméon réalise qu'elle ne veut strictement rien dire et ne fait aucunement suite à ce qu'il vient d'écrire pendant des heures. S'étant laissé entraîner par le flot impétueux de son écriture, le voici au point diamétralement opposé à celui qu'il voulait atteindre avec, sur les bras, une phrase morte avant même d'avoir été écrite.

mardi 28 août 2018

Syméon Claudex a la gueule de bois et la plume de plomb. Il écrit une phrase puis, l'ayant relue, l'efface, la réécrit, l'efface, la réécrit, l'efface puis la réécrit, trouvant enfin la formulation adéquate. Il manque pourtant quelque chose, pense-t-il. Il décide de se changer les idées en regardant un épisode de Game of Thrones. Le scénario est tellement bien mené qu'il se laisse emporter par un deuxième épisode, puis un troisième et un quatrième. Soudain, c'est l'illumination. En une seconde Syméon comprend ce qui lui faisait défaut jusque-là. Il s'habille, sort de chez lui, descend quatre à quatre les escaliers qui le mènent au magasin de nuit, achète un paquet de chips au paprika de format maxi-familial, et se plonge avec assiduité dans le visionnage de dix épisodes supplémentaires.

lundi 27 août 2018

Ce soir, Syméon Claudex a bu beaucoup de vin. La déesse de la Littérature lui apparaît au bout du couloir qui mène à sa chambre. S'il tendait le bras, Syméon Claudex pourrait la toucher. Elle lui sourit amoureusement tandis que le vin ouvre grand son esprit. Alors qu'il se sentait bloqué dans son premier chapitre, Syméon Claudex a le sentiment que tous les mystères de l'univers viennent de se révéler à lui. La langue, le rythme, le style, la sonorité parfaite de ses phrases et la force de leur message : en pensée tout se met en place et s'imbrique à la perfection. Des formulations parfaites jaillissent à la surface de sa conscience. Il se récite mentalement tout un incipit bien plus puissant et évocateur que celui qu'il a écrit. Les mots et les phrases qui en découlent le mènent droit à la fin du chapitre avec grâce et fluidité. Son roman des roches, de la lave et de la poussière devient l'écrin d'un langage poétique dépassant de loin l'expression de la minéralité du monde. Oui ! C'est comme ça qu'il faut faire, pense-t-il ! Tout est clair enfin malgré l’ivresse, et parfaite cette première phrase qui ouvre la salle des trésors littéraires. Si parfaite que je ne pourrai jamais l'oublier, pense Syméon Claudex avant de sombrer, heureux et impatient, dans un sommeil alcoolisé dont il émerge au matin, ne conservant de la veille que le souvenir d'avoir eu l'idée d'une phrase impeccable dont il ne peut pas même se rappeler le premier mot.

dimanche 26 août 2018

Et sur quelle planète se passe ton roman minéral ?, demande un ami à Syméon Claudex. Un monde minéral, ce ne peut être la Terre, ou alors, il y a fort longtemps. Si c'est une autre planète, tu écris donc un roman de science fiction ! Bon sang ! pense Syméon Claudex qui n'avait pas réfléchi à la question. Un roman de science fiction ! Quelle horreur ! Syméon Claudex déteste l'idée que son livre paraisse sous une de ces couvertures qu'affectionnent les amateurs du genre, associant de l'encre argentée, une typographie délirante et des images spatiales fantasmées sous acide par des illustrateurs new-age.

C'est évidemment la Terre il y a bien longtemps, répond Syméon Claudex, craignant dans l'instant qu'on l'imagine donner dans le roman historique, ce qui pourrait bien réduire son lectorat à quelques vieilles personnes abonnées au Figaro Magazine.

samedi 25 août 2018

Un débat agite le milieu littéraire quant à savoir ce que c'est que la littérature contemporaine et qui en est ou pas. Des catégories émergent. Syméon Claudex se demande si son roman minéral sans personnage le fera tomber dans la classe des contemporains, des mécontemporains, des consolateurs ou des pseudo-modernistes. Il se demande s'il sera dommageable pour son œuvre d'être versée dans l'un plutôt que l'autre ensemble. L'angoisse le saisit : et si je rebondis sur le bord du vase et bascule à côté du classement ? Qu'y a-t-il au-delà du bord du contemporain ? Le vide aspire-t-il l'oeuvre qui n'a pas su viser la bonne catégorie ? Peut-on être consolateur sans personnage ? Peut-on être minéral et étreindre le réel ? N'est-il pas en train de jouer sur une phrase sa réputation, voire sa postérité ? Sur un terme géologique sa détection par le radar de la critique ?

Syméon Claudex conclut qu'il y verra plus clair quand il aura terminé d'écrire le premier chapitre.

vendredi 24 août 2018

À destination des membres de son groupe, Le_Runner_littéraire a posté la carte de la course effectuée ce matin-là, avec le commentaire suivant : "Sur le sentier ni rubis ni saphir, pas plus de jaspe zébré ni de pierre de soleil, ni chrysoprase ni lapis-lazzuli. À peine quelques reflets de faux-quartz. Et la morne banalité grisâtre du schiste." 

Le_Runner_littéraire est un peu déçu de ne récolter que deux pouces levés, et une demande d'amitié virtuelle envoyée par une certaine Joséphine De La Verte Vallée, une sexagénaire membre du groupe Poèmes et langue française, qui l'a invité en outre à aimer sa page Les fleurs de Poésie de Jo.

jeudi 23 août 2018

Depuis qu'il a décidé de se discipliner, les progrès de Syméon Claudex ont été fulgurants. Les choses ont l'air plus évidentes. Il a de moins en moins le sentiment d'être prisonnier de limites humiliantes et de devoir forcer au-delà du raisonnable pour les dépasser. Un souffle est bel et bien présent, ample, insoupçonné. Longues séquences sans trébucher, sans jamais s'égarer sur des voies sans issue. Il semble avoir trouvé un rythme, LE rythme. Pour être plus exact, la pulsation. Et pour tout dire, une aisance. Et même : de la souplesse. Ce qui au début lui apparaissait laborieux gagne chaque jour en élégance. Non, décidément, il ne pensait pas atteindre aussi vite la distance de mille deux cents mètres.

mercredi 22 août 2018

Il pleut depuis deux jours et Syméon Claudex n'est pas allé courir, car courir sous la pluie a sur son inspiration l'effet contraire de celui escompté. Il est assis devant la fenêtre, les yeux perdus sur le jardin abreuvé d'averses estivales. L'herbe est grasse. Çà et là, une fine pluie fait briller les couleurs chatoyantes des fleurs actinomorphes et leurs tendres bractées. Ailleurs, calla palustris et gouet tacheté rivalisent de parfums puissants et de robes écarlates pour attirer à eux leur flirt muscidé sitôt que se suspend l'ondée. Et, comme s'il leur faisait un dai de ses feuilles aux courts pétioles, un coudrier de Byzance les surplombe en laissant balancer doucement ses chatons.

C'est pas tout ça, se dit Syméon Claudex, mais où en étais-je ? Ah oui, lister les synonymes de caillou.

mardi 21 août 2018

Un même cauchemar souvent le torture : Syméon Claudex vient de publier son premier roman. C'est un succès. Il est très sollicité. On lui en réclame un deuxième. Soudainement il meurt, sans jamais avoir écrit une ligne de plus. Sur la pierre tombale, un critique littéraire a fait graver : Il voulait être Primo Levi et ne fut que primo-romancier.

lundi 20 août 2018

Les doigts de Syméon Claudex caressent le dos des livres de sa bibliothèque. Beckett, Flaubert, Joyce, Melville, Stevenson, Guyotat, Simon, Proust, Musil, Cervantes, Balzac, Mishima... Que la présence de ces génies à l'endroit même où j'écris est inspirante, pense-t-il. Que mon style sort grandi de leur voisinage ! Puis, ayant pris une profonde inspiration et empli ses poumons de haute littérature, il regagne son confortable fauteuil, allume l'ordinateur et se lance dans la lecture attentive de la page "Glossaire de géologie" sur Wikipedia.

dimanche 19 août 2018

Syméon Claudex a couru huit cents mètres avant de se mettre à marcher. Grisé de vitesse, son cœur emballé a gorgé son outil de travail de sang frais. Puis il est rentré et, d'un jet, a écrit plusieurs phrases, dont celle-ci : « Au loin vers l'horizon courbe les rayons d'une étoile turgescente tombaient sur les roches anguleuses et balayaient le sable qui de ses aspérités immobiles diffractait la lumière, et nul souffle animal ne rompait l'éternelle quiétude de cette rigidité granitique que personne ne contemplait. »

samedi 18 août 2018

Syméon Claudex ne souhaite pas voir son livre figurer parmi les finalistes d'un quelconque prix littéraire parisien. Dans le cas où, malgré tout, l'une de ces distinctions honteuses lui serait remise, il a déjà réfléchi aux termes de son refus. Ce qu'il faut, se dit-il tandis qu'il étire les muscles de ses cuisses, c'est ne rien écrire qui pût mériter une telle récompense. Il décide que, passées les pages d'ouverture qui manifesteront le projet minéral de son roman sans personnage, le reste du premier chapitre sera consacré à la description minutieuse d'un paysage désertique, en s'attardant sur les caractéristiques géologiques de chacune des pierres considérées comme protagonistes du récit.

vendredi 17 août 2018

Je devrais courir plutôt que marcher, pense Syméon Claudex. La marche me met dans un état contemplatif, tandis qu'une course bien menée provoquera chez moi la transe propice à la création. La décision est prise. Syméon Claudex rejoint sur internet un groupe d'amateurs de course à pied. Il choisit comme pseudonyme Le_Runner_littéraire. Il télécharge sur ton téléphone un programme d'entraînement et de la musique rythmée. Il est fin prêt. Le lendemain, il s'élance pour ce qu'il nomme un parcours d'inspiration de trois kilomètres. Après trois cents mètres, à bout de souffle, il s'arrête, et termine en marchant. Ce jour là, en fin de matinée, il écrit une phrase courte puis, satisfait, la relit encore et encore jusqu'au soir. « Ce monde était un précipité d'immobilisme. »

jeudi 16 août 2018

L'important est de se discipliner, se dit Syméon Claudex. Il se lève avant l'aurore pour prendre un petit déjeuner équilibré – un jus de fruits frais pressés, des céréales complètes, du lait végétal. Il fait une marche au point du jour pour oxygéner son cerveau qu'il appelle pour lui-même son outil de travail. Il écrit quatre heures pendant la matinée, fait un dîner léger suivi d'une sieste de cinquante minutes, et écrit de nouveau trois heures l'après-midi. Il écrit, efface, réécrit. Il a le sentiment de bien avancer. En se relisant le soir venu, il s'étonne de n'avoir ajouté à son travail de la veille qu'une seule phrase : « Il faisait nuit, et il semblait que jamais ce monde de roches et de poussières n'eût connu ni lumière ni vent, ni vie d'aucune sorte. »

mercredi 15 août 2018

Syméon Claudex écrit un roman. Comme il met un point final à l'incipit, il se demande soudain s'il doit envisager d'y faire se mouvoir des personnages, lesquels par leur stupide humanité et leurs vains dialogues éloigneraient sa langue des hauteurs stylistiques auxquelles il la destinait.