mercredi 14 août 2019

Un bon décrassage, voilà ce qu'il me fallait, pense Syméon Claudex tandis qu'il progresse à petites foulées sur le chemin. L'air est doux, et une légère brise descendue des collines fait s'ébrouer le feuillage fourni de l'été. Une fine poussière se soulève du sentier sec au passage du Runner_littéraire.

Syméon Claudex pense à la Terre. À l'immense amas de roches qu'est la Terre. Il regarde les cailloux qui parsèment la piste et se dit qu'aussi petits qu'ils soient sur cette Terre immense, les cailloux et la Terre ne sont que des poussières de taille presque identique au regard de l'Univers infini.

Il pense à l'Univers contracté en un point infiniment petit, puis explosant en une fraction infiniment petite d'une nanoseconde, et aussitôt se déployant en expansion infinie. Syméon pense aux treize milliards d'années écoulées depuis le Big Bang, et se dit qu'on ne peut concevoir une telle durée du haut d'une vie humaine. Il pense à l'Univers primordial, à la formation des particules et de la matière. Puis aux quasars, aux galaxies, aux trous noirs. Il pense aux milliards d'étoiles se groupant en milliards de galaxies. Deux mille milliards de galaxies, contenant chacune deux cents milliards d'étoiles et des centaines de milliards de planètes, et parmi elles des milliards peut-être qui accueillent une forme de vie, aussi isolée dans l'univers immense que l'humanité.

Syméon Claudex allonge la foulée. Il pense à la Terre, petite planète rocheuse autour d'une petite étoile dans une petite galaxie, parmi des milliards. Il pense aux quatre milliards et demi d'années d'existence de la Terre. Et aux deux milliards d'années de vie des eucaryotes. Syméon se dit qu'il ne parvient même pas à concevoir le temps qu'il a fallu pour qu'apparaissent les premiers poissons, il n'y a qu'un demi milliard d'années. Et qu'il ne peut même pas concevoir les centaines de millions d'années du règne des dinosaures. Il pense à leur extinction. À cinq extinctions des espèces. Aux primates, jeunes à peine de soixante millions d'années. Et aux hominidés (seulement dix millions d'années).

Comme tout cela a pris du temps, se dit Syméon Claudex dont le souffle devient plus court. Il se dit que les civilisations humaines sont dans l'Univers comme les cailloux qu'il foule. Il pense que l'écriture n'a que trois mille ans d'âge, mais que l'immense majorité de tout ce qui a un jour été écrit a disparu en poussière.  Syméon pense aux milliards d'êtres humains qui ont vécu et sont morts depuis l'invention de l'écriture. Il y en a tant qu'on ne parvient pas à concevoir un tel nombre, se dit-il. À toutes ces années de vie, aux repas, aux mouvements, aux sentiments. Il pense aux millions de cultures apparues et disparues. Aux civilations tombées. Aux cités en ruines. Il pense aux milliards d'humains vivant en même temps que lui sur cette planète et qu'il ne connaîtra jamais. Il pense qu'il ne sait rien de ses arrières-grands-parents, et presque rien de ses grands-parents. Il se dit que dans trois générations ses descendants ne sauront rien de lui et ne songeront jamais à son existence. Et qu'il en va de même pour des milliards d'humains.

Les muscles des cuisses de Syméon Claudex deviennent douloureux, le voici qui trébuche.

Il pense à tous les livres dont il ne sait rien. Tous ceux qui ont été écrits et sont tombés dans l'oubli. En cinq cents ans. En cent ans. En vingt ans. En cinq ans. En six mois. À tous ceux qui viennent de paraître et dont tout sera oublié dans cent ans. Dans dix ans. Dans six mois. Il pense à ce que valent ces livres pour sept milliards d'humains qui seront tous morts dans cent ans et oubliés dans deux siècles. L'air lui brûle les poumons.

Les muscles de ses jambes semblent prêts de se déchirer.

Il pense à son roman minéral, oublié de l'humanité avant même d'avoir été lu. Il entrevoit soudain son roman minéral flottant dans le vide intersidéral. Une poussière si infime qu'il ne parvient même pas à concevoir son insignifiance.

Écrire un roman : ce qu'il faut de vanité pour accomplir un acte aussi vain !

Le Runner_littéraire s'est appuyé contre un arbre et tente de reprendre sa respiration. Tous ces efforts pour à peine quatre kilomètres, se dit-il, quelle inutilité ! 

FIN

mardi 13 août 2019

Syméon Claudex pense à tout ce qu'il ne fera pas.
Il ne relira pas les épreuves de son roman minéral avec fébrilité, craignant de laisser passer, par fatigue ou distraction, une faute typographique.
Il ne discutera pas le choix de la couverture par l'éditeur, lequel aurait sans doute choisi la photo d'une falaise de granit, tandis que Syméon aurait préféré une couverture neutre, sans titre, d'un gris venteux.
Il ne signera pas des dizaines d'exemplaires en service de presse pour des journalistes incultes et des libraires indifférents.
Il ne cherchera pas pour chacune ou chacun une formule originale destinée à leur donner l'illusion de son respect.
Il ne dépensera pas le montant de son à valoir en un seul passage à la caisse du supermarché hard-discount.
Il ne boira pas de mauvais vin avec le public rare et sénile d'une librairie defraichie qui l'aura invité sur l'insistance de son éditeur.
Il n'attendra pas la recension de la critique influente du Monde des Livres, laquelle ne paraîtra pas, ladite critique ne lisant pas les services de presse de son éditeur.
Il ne lira pas la critique assassine et lapidaire d'un blogger suivi par soixante-trois mille sept cent vingt fans.
Il ne décrochera pas le téléphone pour s'entendre dire qu'il est attendu sans délai au restaurant pour se voir remettre un prix prestigieux.
Il ne fera pas mine de le refuser pour ensuite l'accepter sous la pression de son éditeur.
Il ne répondra pas longuement à cette étudiante qui souhaitait consacrer une thèse à son roman minéral sous le titre : "La plume légère comme une roche. La Révolution de et dans la Littérature par l'oeuvre de Syméon Claudex."
Il ne déclinera pas l'invitation à participer à cette émission de deuxième partie de soirée dans laquelle des écrivains passent pour des artistes en subissant les insultes d'autres d'écrivains encore plus mauvais qu'eux.
Il n'écrira pas de roman pour adolescents dans le seul but d'être payé pour intervenir en classe et espérer vendre son roman minéral aux parents de ses jeunes lectrices et lecteurs.
Il ne regardera pas l'adaptation télévisée de son roman minéral en série (huit saisons de douze épisodes de cinquante-deux minutes).

- Mais le plus frustrant, se dit Syméon Claudex, sera de ne pouvoir écrire un essai littéraire à clés que j'aurais intitulé "La Littérature comme on fend un crâne à la hache". 

lundi 12 août 2019

Sais-tu ce que j'apprends ? dit à Syméon Claudex celle qui partage sa vie. Armand Métamagnus est mort ! À son âge, je pensais à un accident, ou un drame quelconque, mais non ! Une simple crise cardiaque sur le pas de sa porte !

- Je sais. Ce type n'a jamais eu ni imagination, ni style.

dimanche 11 août 2019

Syméon Claudex remonte le col de son manteau, dissimulant aux regards la fausse barbe laborieusement collée sur ses joues. C'est pour une animation scolaire, a-t-il dit plus tôt à celle qui partage sa vie, je me suis grimé gentiment. N'ayant pu combler rapidement ses lacunes dans l'élaboration d'un récit criminel plausible, il s'est muni d'une simple hache qu'il tient cachée sous un pan du manteau. Au portail, tout se déroule le mieux du monde, et une camionnette le masque entièrement pendant qu'il franchit la porte cochère. Son cœur bat la chamade mais il se met néanmoins à gravir l'escalier désert qui mène au domicile d'Armand Métamagnus. Il halète. Un instant, une pensée fuse dans son esprit: Et si je partais? Mais il ne se répond pas et se met à écouter l'appartement de Métamagnus : un silence de mort. Il ne supporte plus, tend lentement la main vers la clochette et il sonne.

Syméon Claudex se demande s'il trouvera le courage de faire s'abattre la hache sur le crâne d'Armand Métamagnus. Il se sent pâlir, mais l'idée du sang giclant de la boîte crânienne de ce voleur de révolution minérale le ragaillardit. Trente secondes plus tard, il sonne à nouveau, plus fermement. Pas de réponse.

Oh ! Mais cher Monsieur, vous n'êtes pas au courant ? dit la voisine de palier. On a emmené Monsieur Métamagnus à l'hôpital ce matin ! Oui, une attaque cardiaque fulgurante ! Un stress brutal, d'après le médecin. Ses doigts étaient encore crispés sur le contrat d'édition qu'il venait de recevoir !

samedi 10 août 2019

Oui, la déception est grande, dit Syméon Claudex à celle qui partage sa vie. Mais pour la surmonter, je ne connais point meilleur remède que l'action. Écrire, en quelque sorte, un nouveau chapitre. À défaut de pouvoir y mener la Révolution que j'imaginais, il m'est venu l'idée ambitieuse de débarrasser la Littérature de certaine nuisance. Le ton sera résolument pamphlétaire, radical et même, si j'ose dire, définitif — l'objet de mes flèches assassines ne s'en relèvera pas.

- Et quel est cette fois ton angle d'attaque ? demande à Syméon Claudex celle qui partage sa vie.
- Encore et toujours la suppression du personnage, bien sûr !